Jardin de givre

Voyager, admirer la nature et s'exprimer.

Séjour chez les Mayas

L’arrivée

Avril 2022, cela fait seulement quelques semaines que nous sommes arrivés au Mexique. Nous avons longé la côte du Yucatan, mangé nos premiers tacos et goûté à l’océan. On commence tout juste à s’acclimater à cette chaleur humide que l’on retrouve rarement chez nous. Le jeu du touriste nous lasse déjà, nous sommes ici pour autre chose, pour découvrir et explorer, pas pour siroter une pina colada sur la plage.

C’est dans cet état de penser que nous arrivons à notre première destination concrète: Kiichpam Kaax, un centre écotouristique niché au creux de la province du Quintana Roo.

L’endroit est isolé, loin de la côte et de la poutine touristique classique. En roulant sur la route 293, entre les pueblos de Chunhubhub et Nueava Loria, on le manque facilement. Ce n’est qu’un amas de cabanes aux toits de palmes avec un insigne écrit « Hotel ecologico/Restaurante ».

Nous avons déniché ce lieu en fouillant sur un site web nommé « Workaway ».  La perspective de vivre avec une famille maya nous a charmés et nous avons décidé d’aller y vivre pour quelque temps.

Aucun contrat ne nous assure que nous serons véritablement accueillis, c’est un « shot in the dark » que nous avons pris avant de partir. On se base sur un simple échange de message qui commence à dater.

Mais nous sommes là, le taxi bleu qui est venu nous porter écrase la poussière du bord de route et nous laisse dans le silence devant la cabane d’entrée du centre.

Personne n’est à l’accueil, on sonne une cloche qui résonne dans l’air collant de cet après-midi torride.

Nous déposons nos sacs et nous attendons en observant les lieux. Des oiseaux gazouillent dans les manguiers, des geckos se baladent au plafond. L’endroit semble déserté.

Enfin, un jeune homme habillé en haillon vient nous recevoir et nous fait signe de le suivre.

Nous déambulons dans le centre à la suite du personnage peu bavard. Les toits de palmes soutenus par des troncs nous surprennent par leur rudesse et leur structure à l’ancienne. Cela prouve que certains savoirs ancestraux ne se sont pas perdus. Nous allons apprendre plus tard que l’entretien de ces habitations et plus compliqué que ce qui n’y parait, la palme doit être changée tous les ans.

Nous découvrons nos quartiers qui se situent dans les coulisses du théâtre, la seule structure de béton du site. Nous finirons par le surnommer le « bunk » par sa ressemblance avec un bunker de la 2e guerre mondiale. 

Nous sommes ensuite conviés à un entretien avec la gestionnaire des lieux, une certaine Marguaritha.

L’entente

D’un espagnol hésitant et parsemé de longue pause, nous tentons de faire comprendre nos expertises respectives. Cela fait 18 ans que nous n’avons pas parlé fluidement l’espagnol, depuis que notre famille a vécu au Costa Rica. Nous avons bien essayé de réveiller nos neurones endormis à l’aide de l’application Duolingo, mais l’effort est vain et c’est dans ces premières semaines au Mexique que nous allons apprendre les rudiments de cette langue, à force de balbutiements, d’erreurs et d’une bonne dose d’humiliation.

Déjà, notre interlocutrice corrige patiemment nos erreurs, elle me fait bien comprendre qu’un biologiste ici c’est un « biologuo » et pas un « biologisto ».

Notre proposition est plutôt simple nous allons utiliser nos talents combinés pour d’une part faire l’inventaire de la diversité des oiseaux sur leur terrain et de l’autre en faire un documentaire. 

Marguarita n’a pas besoin d’être convaincu elle est fascinée par notre proposition et elle accepte avec enthousiasme. En échange du gîte et de la nourriture, nous lui fournirons un produit fini qui les aidera à mieux connaître leur terre et à attirer des amateurs d’oiseaux dans leur installation écotouristique.

Un détail demeure toutefois et elle nous l’explique. Plusieurs jeunes employés font partie de programme de réinsertion sociale et ils seraient, selon elle, gagnant à apprendre l’anglais. Elle nous demande donc de leur tenir des classes le soir. 

Un échange de regard nous suffit pour acquiescer.

Dans les coulisses des Mayas

Nos premières nuits dans les coulisses du théâtre ne nous offrent que très peu de repos. L’humidité, les insectes qui foisonnent et les mauvais rêves nous font perdre de précieuses heures de sommeil. Parfois, on se réveille en pleine nuit pris de la fièvre de la jungle, l’impression fantôme d’être en danger.

Notre intégration chez nos hôtes se fait difficilement, la langue est une barrière qui engendre une lutte de tous les moments.  La nourriture est frugale et effrite le moral. Seuls les fèves noires et le riz sont en quantité apparemment inépuisable, le reste est rare. Le vrai café est inexistant et nos matins en souffrent. 

Les jeunes ne se présentent pas à nos leçons du soir, le contact est difficile, nos réalités sont elles si éloignées?

La première semaine s’écoule sans grande amélioration.

Un jour, en revenant d’une de mes séances d’observations, je croise un des ouvriers, il est seul, assis sur un muret. Il se concentre sur un vieux dictionnaire anglais-espagnol déchiré. Je m’approche.

Nous entamons alors une discussion où les signes sont presque aussi importants que les mots. J’imite un oiseau en vol avec mes deux mains puis je lui désigne mes jumelles. Je lui retourne alors la question (toi qu’est-ce que tu fais ici): « qual es tu trabajo? ».

Il tente de formuler une réponse en anglais, mais sans succès, il parcourt alors rapidement les pages de son dictionnaire et pointe un mot. Je lis: Jardinero : Jardinier.

« Riego los arboles », poursuit-il en désignant la jungle qui nous entoure.

Après cet épisode, le garçon commence à venir à nos séances et bientôt deux autres ouvriers se joignent à notre groupe.

Des échanges hétéroclites ont ainsi lieu chaque soir. Nous tentons de partager plus qu’une langue, mais aussi une foule de détail qui constitue notre culture.

Graduellement on se fait adopter et les rapports s’améliorent.

Sous cette nouvelle lentille, les descendants des Mayas nous apparaissent sous un nouveau jour. On observe leur tradition et leur mœurs, même celles qui ont été érodées et métamorphosées par le passage du temps.

Nous participons à la cuisson des tamales, nous parcourons la jungle en apprenant les légendes entourant la faune et la flore. Nous faisons du pouce pour nous rendre en ville et à l’arrière de cage à poules qui file sur les caretera poussiéreuse nous faisons la connaissance du paysage. Nous visitons des ruines et découvrons des pyramides immenses au cœur de la jungle, demeure de leur ancêtre.

Nous constatons bien vite les raisons qui nous éloignaient de leur monde. Sans nous en apercevoir, nous avions conservé nos habitudes nord-américaines, notre besoin d’ordre et d’horaire était étranger ici, voire déplacé.

La vie n’est pas régulée sur une horloge qui dévore les secondes dans la pampa mexicaine. C’est plutôt un état de latence mystérieux qui guide les choses, personne ne travaille, mais personne n’est en congé. Le gouffre entre vie personnelle et professionnelle qui est si présent chez nous semble absent ici. Les choses sont faites en leur temps, rien n’est pressant.

Il est difficile pour nous de se conformer à ce carcan qui est si étranger à nos mœurs. Heureusement, la répétition à l’art de modeler les habitudes.

À force de faire notre lavage dans une cuvette entourée de poules, de dormir avec les scorpions ou de manger des ragouts aux ingrédients mystères, notre mur psychologique se fendille et laisse passer une partie de ce mode de vie. Graduellement, on ne sépare plus le travail du repos, nous prenons de longues pauses et parfois ces pauses deviennent de l’ouvrage. Le tout s’emmêle dans un rythme neuf.

Sur le terrain

L’air est lourd dans le huerto, je respire fort et de la sueur me coule dans le dos. Ma radio crachote: « Deux toucans en haut dans les arbres fruitiers à l’ouest de la cabane des touristes » dit la voix de mon frère.

Je réponds « bien reçu » et je rentre l’information dans mon formulaire électronique. Je continue à progresser à travers les buissons touffus, des oiseaux jacassent en tous sens. Ma concentration est à son maximum, mon cerveau trie, compare, isole et identifie les chants qui s’emmêlent dans cet après-midi mexicain.

J’arrive devant un annona, l’arbre croule sous le poids de gros fruits jaunâtres si mûrs qu’ils frôlent la pourriture. Plusieurs jonchent déjà le sol, ils se font dévorer par des hordes de fourmis aux mandibules acérées. 

Un des fruits s’agite comme s’il voulait se libérer du joug de l’arbre, je change de position et je surprends alors à un groupe d’organiste à gorge jaune en plein repas. De petits oiseaux au front jaune éclatant et aux ailes bleu métallique. Ils s’houspillent et battent frénétiquement des ailes pour conserver leur équilibre sur le fruit turgescent, c’est un véritable festin.

Organiste à gorge jaune (Euphonia hirundinacea)

J’appelle mon frère à la radio et puis je m’installe avec ma caméra pour filmer la scène. Je cale mon appareil avec des roches, puis je fais le focus, la poitrine jaune du petit oiseau se révèle dans toute sa splendeur, on y décèle les centaines de minuscules plumes qui constituent sa parure.

Thomas arrive et s’installe à mes côtés, la poussière, les serpents qui glissent sous les souches tout près, les fourmis qui escaladent nos bottes et tant d’autres détails sont mis de côté. Les caméras ingèrent la scène de leur objectif et nous surveillons que le tout soit bien cadré, que l’image soit nette et claire.

Je note les comportements des petits êtres à plume qui s’affairent.

Et puis, voilà le moment se termine, les oiseaux abandonnent le fruit et disparaissent dans la canopée en lâchant quelques ultimes piaillements.

Buena suerte Amigos

Comme toute bonne chose à une fin, notre mois chez les Mayas s’écoule et tire à sa fin, les espèces se sont ajoutées en foule à nos listes et les cartes SD regorgent de matériel vidéo.

Le documentaire est près et nous leur rendons, aucun commentaire ne nous sera jamais fait à ce propos, pas même un message de réception. Malgré tout, nous sommes fiers de notre accomplissement et nous aimons nous imaginer qu’il leur sera utile.

En attendant sur le bord de la caretera 293 qu’un bon samaritain nous emmène au sud, nous croisons Don Damian, le propriétaire des lieux. Petit homme taciturne, il nous a accueillis chaleureusement chez lui et malgré les apparences trompeuses, il s’est intéressé à notre projet. L’homme sort de son vieux pick-up grinçant et, à notre grande surprise, il nous serre dans ses bras et nous souhaite « Buena suerte amigos ».

Peu après, un pick-up s’arrête et nous embarquons dans son coffre, il peut nous apporter jusqu’à Bacalar dit le chauffeur par la fenêtre. Nous lui répondons en levant le pouce.

 La route s’étire devant nous, des vaguelettes de chaleur s’élève du bitume et déforme la ligne d’horizon.

Elle nous appelle et nous sommes prêts.

20/10/2022