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La myrmécochorie : le grand voyage de la petitesse

Myrmécochorie, voici un terme étrange que l’on n’entend nulle part (à l’exception des cercles d’entomologistes, de botanistes ou d’amateurs de quizz) et c’est normal puisqu’il décrit une interaction entre un insecte omniprésent et des végétaux que l’on associe bien trop souvent au décor sans vraiment y porter attention.

« Myméco » provient de la Myrmécologie qui est l’étude scientifique des fourmis et « chorie » provient de la zoochorie qui est la dispersion des graines végétales par les animaux. Donc ensemble, on obtient le phénomène de dispersion des graines par les fourmis.

La première question qui me vient en tête est simple : comment une plante (un être apparemment immobile) et une fourmi (un minuscule insecte vivant en colonie) peuvent-elles interagir ensemble?

La réponse est bien plus complexe que ce à quoi on pourrait s’attendre.

D’abord, il faut s’enlever de la tête l’idée que les végétaux sont immobiles. On leur attribue un stoïcisme qui est une fausse représentation culturelle. Les végétaux bougent, simplement à un autre rythme que celui des animaux.

Les graines des plantes poussent dans le sol, leur racine s’étale en quête de nutriments et d’eau et leur feuille s’ouvre vers la lumière pour accomplir la photosynthèse (transformation de l’énergie lumineuse en sucre) qui procure l’énergie à la plante. Mais outre les mouvements locaux (étalement des racines, ouvertures des feuilles, fermetures des fleurs en soirée), les végétaux bougent dans le paysage en dispersant leur graine. C’est un mouvement que l’on pourrait qualifier de « générationnel ».

Et oui, les plantes se déplacent à travers leur progéniture. Mais, pourquoi vouloir bouger?

Le mouvement chez les plantes leur permet de coloniser de nouveaux milieux qui sont propices pour croître et se développer en échappant aux conditions médiocres. Un substrat plus riche en nutriment, de bonne condition d’ensoleillement et d’apport en eau sont toutes des raisons pour le mouvement. Échapper à un habitat exposé à une forte compétition, aux maladies ou à des herbivores gourmands peuvent être d’autres stimuli pour la dispersion.

L’étalement permet aussi la reproduction avec des individus provenant d’une autre région, cela améliore la diversité génétique tout en diminuant les chances de consanguinités. En effet, plus on a de phénotypes différents (caractères observables comme des grosses feuilles), plus on a de chance d’avoir des individus adaptés à leur environnement. Chaque phénotype qui traverse les générations est alors soumis à la sélection naturelle (oui, oui, la même que Darwin a observé chez ses pinçons qui avait des becs différents selon l’île d’où ils provenaient).

Avant d’approfondir ce lien bizarre entre végétal et fourmis, il est important de démanteler une autre idée trop souvent acceptée dans la culture populaire. Celle que l’évolution est un processus linéaire (en d’autres mots : que de nouvelles espèces remplacent sans exception les espèces ancestrales et que celles-ci sont dites « moins évoluées »).

La réalité est que l’évolution est tout sauf linéaire. Les espèces qui étaient là en premier peuvent cohabiter avec les espèces plus modernes. La création d’une nouvelle espèce (concept nommé de façon très originale la spéciation) provient, entre autres, de l’isolement d’individus qui survivent dans un environnement différent de celui d’origine et qui à terme leur permet de développer de nouveaux phénotypes. Ce processus dure jusqu’à ce qu’il y ait une spéciation complète (c.-à-d. lorsque les individus de la nouvelle espèce ne peuvent plus se reproduire avec leur ancêtre). Deux espèces existent alors au même moment. En effet, dans certains cas on observe une exclusion compétitive, ou une nouvelle espèce prend la place de l’ancienne, mais c’est loin d’être la norme.

Voilà pourquoi on peut observer des espèces végétales qui ont émergé à différents moments de l’histoire de la terre et qui cohabitent aujourd’hui ensemble. Aucune d’elle n’est plus évoluée ou moins, leur parcours est seulement différent. Certains groupes d’espèces (que l’on appelle un taxon dans le jargon scientifique) exploitent des niches différentes dans le même habitat, elles cohabitent ainsi sans se nuire. Dans d’autres cas, elles exploitent les mêmes ressources ou stratégies de survie, dans ces cas-là, il émerge ce qu’on appelle des interactions (positive, négative ou neutre pour l’un ou l’autre des taxons).

L’évolution des végétaux est longue et jonchée de rebondissement qui rend les scientifiques encore perplexes de nos jours. Il est cependant possible de classer cette histoire en grand jalon. Au début, les végétaux utilisent l’eau pour se disperser (les mousses, prêles, lycopodes et fougères), ensuite vinrent les plantes à graines qui utilisent le vent pour se disperser (conifères, cycas, ginkos). C’est après qu’est arrivé le vrai « game changer » : c’est l’émergence des angiospermes (terme scientifique pour les plantes à fleurs). Celle-ci amène une dimension qui n’avait jamais existé auparavant. Celle de l’interaction avec les insectes et les animaux pour faciliter la reproduction. Il s’en suit une longue histoire de diversification (appelé radiation adaptative) qui permet aux angiospermes de dominer le monde végétal moderne.   

Mais leur développement exponentiel entraine aussi celui des insectes qui leur sont étroitement reliés dans un processus nommé coévolution. De nouveaux traits émergent chez l’un et l’autre en alternance dans une danse adaptative ou s’échangent des phénotypes toujours plus complexes. Si l’on essayait d’apprendre toutes ces stratégies par cœur, on serait vite dépassé par leur quantité et leur complexité.

Les interactions peuvent avoir lieu à différentes périodes du cycle de vie des végétaux, la plus connue est la pollinisation qui a lieu tôt dans le processus de reproduction (fertilisation). Dans celle-ci, les insectes, attirés par le nectar, transportent le pollen des étamines (organe mâle) vers les pistils (organe femelle) d’autres individus.

On parle moins souvent de la zoochorie parce que celle-ci a lieu plus tard dans le processus. C’est pour transporter la graine (embryon végétal) vers des horizons plus cléments que plusieurs taxons végétaux ont développé des affinités avec certains animaux.

Prenons, par exemple, le chardon (le nom commun que l’on donne aux graines de la bardane), le même qui s’accroche désagréablement à nos vêtements. Les centaines de minuscules crochets qui entourent les graines ont été judicieusement élaborés par la sélection naturelle pour s’agripper à la fourrure animale. Tels d’innombrables petits “hitchhickers”, les chardons voyagent loin de la plante mère au gré du trafic animal et ils peuvent ainsi disperser leur gène. Aussi ingénieux que cela puisse paraitre, ce type de zoochorie demeure, néanmoins, assez simple. Les graines de la bardane se distribuent aléatoirement, elles peuvent tomber dans des parcelles d’habitats favorables comme dans celles qui le sont moins.

Cela en va de même pour les plantes qui comptent sur leurs fruits pour se disperser. Les animaux qui les mangent véhiculent leurs graines dans le paysage, mais la distribution à travers la déjection est strictement aléatoire et dépendante de l’espèce animale qui joue le rôle de taxi. 

La myrmécochorie amène tout cela à un autre niveau. Les plantes mymécochores développent des stratégies qui leur permettent d’attirer les fourmis pour qu’elles transportent involontairement leur semence végétale. L’une des plus répandues est l’élaïosome (encore un mot compliqué) qui est un appât à fourmis. Cet appendice nutritif riche en lipides et en acides aminés attire diverses espèces de fourmis qui en raffolent. C’est là que la plante myrmécophore fait son premier parie.  Elle mise sur les plus grosses fourmis moissonneuses qui rapportent le butin à la fourmilière plutôt que les petites fourmis opportunistes qui mange l’élaïosome sur place sans la distribuer plus loin ou des fourmis granivores (qui mange la graine et anéantisse ainsi tout espoir de germer).

Le second pari provient de l’architecture de la fourmilière. Une hypothèse suggère qu’une fois l’élaïosome dévoré, les fourmis rejettent la graine hors de la fourmilière ou simplement dans une zone aménagée pour les déchets. Le dépotoir des fourmis est chargé d’exosquelettes d’insectes et d’autres rebus riches en azote, l’élément dont raffolent les végétaux. Les graines seraient ainsi avantagées à pousser dans ces conditions idéales. En revanche, si la graine est entreposée (ou rejeté) dans une galerie trop profonde ou trop humide, elle peut être atteinte par la moisissure avant de germer.

Malgré les paries et les risques qui s’en suivent, les plantes myrmécophores semblent être gagnantes puisqu’elles continuent à produire l’élaïosome qui n’a aucune autre fonction que d’attirer les fourmis. Les bénéfices peuvent en être multiples. En se faisant transporter par des fourmis, les graines peuvent échapper aux autres animaux granivores qui pourraient la manger ou à des stress environnementaux extrêmes comme les feux de forêt.

Et, au contraire de ce que l’on pourrait croire, ce phénomène n’est pas rare, 11 000 espèces de plantes à fleurs adoptent cette stratégie (4.5% de toutes les espèces sur la planète) et cela dans différentes régions du globe (même en Amérique du Nord).

Le merveilleux trille rouge que l’on peut apercevoir au printemps est une de ces plantes qui collabore avec les fourmis pour disperser ses semences.

L’ingéniosité de ce processus est surprenante. On a presque l’impression d’assister à une entente d’affaire entre fourmis et plante, tout le monde en sort gagnant moyennant quelques risques. Il faut cependant relativiser la chose, la myrméchochorie stricte est très rare dans la nature. Cela signifie que les plantes qui utilisent cette méthode de dispersion ne se fient pas exclusivement aux fourmis, elles passent aussi par les méthodes plus traditionnelles (gravité, vent, eau et autres types de zoochorie).

Comme le dicton le dit si bien « il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier ». En fait, cette expression doit être inspirée de la sélection naturelle qui respecte cette règle à la lettre. Les stratégies fixes sont rares et elles existent le plus souvent dans des systèmes fermés, peu exposés aux perturbations provenant de l’extérieur.

Bref, la myrmécochorie démontre que les associations entre différentes espèces sont essentielles à leur survie et qu’elles ne sont pas toujours aussi évidentes que l’on pourrait croire. Nous aussi, Homo sapiens sapiens, avons des liens de ce type avec le monde naturel qui nous entoure et un peu comme la fourmi qui ne se doute pas qu’elle est manipulée par un végétal, nous ne nous doutons pas que nous sommes dirigées par des milliers d’êtres invisibles à l’œil nu : les microorganismes.

13/07/2024

Références

Andersen, A. N. (1988). Dispersal distance as a benefit of myrmecochory. Oecologia75, 507-511.

Giladi, I. (2006). Choosing benefits or partners: a review of the evidence for the evolution of myrmecochory. Oikos112(3), 481-492.

Leal, I. R., Leal, L. C., & Andersen, A. N. (2015). The benefits of myrmecochory: a matter of stature. Biotropica47(3), 281-285.

Lengyel, S., Gove, A. D., Latimer, A. M., Majer, J. D., & Dunn, R. R. (2010). Convergent evolution of seed dispersal by ants, and phylogeny and biogeography in flowering plants: a global survey. Perspectives in Plant Ecology, Evolution and Systematics12(1), 43-55.

Fokuhl, G., Heinze, J., & Poschlod, P. (2012). Myrmecochory by small ants–Beneficial effects through elaiosome nutrition and seed dispersal. Acta Oecologica38, 71-76.